Un adage dit : « Ce qui étonne, étonne une fois, mais ce qui est admirable est de plus en plus admiré » et le Manoir de Mortevielle fait partie de ses jeux qui même 35 ans après force l'admiration. Un jeu en avance sur son époque avec des graphismes travaillés, une synthèse vocale hors du commun et qui restera gravé dans la mémoire de nombreux joueurs.
Février 1951... Profession : détective privé, le froid figeait Paris et mes affaires, lorsque… Une lettre, un appel, les souvenirs d’une enfance encore proche, que de jeux dans les pièces délabrées du « Manoir de Mortevielle ». Julia, une vieille femme à présent…
Votre amie Julia est malade et vous appelle à l’aide… voilà l’occasion de la revoir et de retourner dans ce manoir qui vous a vu grandir… mais il y a quelque chose d'étrange, d'abord le ton de sa lettre, elle semble parler à mot couvert, ensuite de quoi a-t-elle peur ? Quel secret cache cette mystérieuse demeure ?
"Le Manoir de Mortevielle" est la première enquête du détective Jérôme Lange et fait partie de la série mystère de Lankhor. La série comportera deux épisodes, sa suite "Maupiti Island" est sortie en 1990 et se déroule dans une île paradisiaque de l’océan Pacifique. La troisième aventure nommée "Sukiya" a été annulé pour des raisons dont nous reviendrons plus bas. Succès oblige, le jeu fut traduit aussi en anglais et allemand, tantôt appelé Mortevielle ou Mortville, cette première aventure commence aux portes de cette mystérieuse bâtisse. Quelques instants plus tard Max, le domestique vous accueille avec ses quelques mots synthétisés et prononcés de manière saccadée mais tellement bluffant à l'époque : «Jérôme, quelle tristesse, Julia est morte... ».
Tout est dit et cette enquête fortement inspirée des films policiers des années 50 peut commencer... Mais avant de vous parler du jeu, revenons quelques mois en arrière pour vous parler de leurs auteurs...
Fin 1985, Direco International, l'importateur officiel français des ordinateurs de la firme britannique Sinclair, décide de créer une petite structure, Pyramide appelé aussi Pyramide Soft dont l'objectif est d’alimenter en logiciels la sortie pour le moins desastreuse du Sinclair QL, le successeur du Zx Spectrum. Pour cela ils s'appuient sur une trentaine de développeurs indépendants.
Béatrice Langlois travaille dans l'informatique professionnelle et les gros systèmes. Dans ce monde encore fortement masculin, la belle a bien des atouts, pianiste jazz dans un groupe amateur, non seulement elle programme mais elle s’occupe aussi des graphismes et se passionne nouvellement pour... la digitalisation sonore.
Avec son frère Jean-Luc, ils décident de développer un jeu "Wanderer" en 3D fil de fer.
"Wanderer", est un jeu qui allie combat galactique en 3D fil de fer et stratégie via un jeu de cartes style Poker, un mélange un peu destabilisant, certes, mais qui avait une particularité... celle d'être en relief. Le procédé dit anaglyphe était simple, le jeu affichait deux vues monochromes superposées et légèrement décalées d'une même image. Une vue n’utilisait que la couleur bleue tandis que l’autre n’utilisait que le rouge, l'effet relief ne prenant toute sa dimension qu'avec l'utilisation des lunettes bicolores.
Le jeu fut développé en neuf mois sur Sinclair QL, le temps nécessaire pour s’approprier l’assembleur de la machine et réussir à donner du réalisme aux mouvements dans l’espace. Mais les ventes sont décevantes, malgré son processeur avant-gardiste un Motorola 68008 à 7.5 MHz, le QL ne marche pas, ni aux Royaume-Unis, ni en France, la faute à une architecture bancale, mal conçue et inadaptée aux jeux d’actions, en fait inadaptée pour jouer tout simplement.
Pyramide décide donc de se lancer dans l'édition de jeu sur Atari ST. Parce que l'avenir est aux nouvelles machines, et à cette époque c'est le ST qui décolle. Béatrice et Jean-Luc développent alors une version Atari ST de "Wanderer", aidé par le fait que les deux ordinateurs ont la particularité d'avoir la même famille de processeur, un Motorola 68000 à 8 MHz pour l'Atari ST. Mais après la sortie du jeu, c'est le divorce, lorsque Pyramide cède la licence de "Wanderer", sans accord des deux auteurs, à l'éditeur Elite qui développera les versions Amiga, Amstrad CPC et même Spectrum. Les Langlois décident donc de mettre fin à leur collaboration avec l'éditeur plutôt indélicat.
Bruno Gourier lui gravite aussi dans la sphère des développeurs Pyramide. Après des études d’informatique de gestion, le moustachu réalise que cela ne le passionne pas vraiment. Lors d’un stage pratique en entreprise, il entre en contact avec une société qui publie des jeux sur Apple, une expérience brève mais qui suffit à lui donner le déclic.
Il co-écrit avec Bernard Grelaud un jeu d'aventure, une enquête policière, fortement inspirée des romans d'Agatha Christie mais aussi des films policiers américains des années 50. L'histoire se déroule en hiver, loin de Paris, dans un huit-clos, un manoir mystérieux perdu dans la neige où un crime a été commis... « Le Manoir de Mortevielle ». Gourier s'occupe de la programmation et Grelaud des graphismes.
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J’avais écrit le scénario et codé cette première mouture en langage Pascal, Bernard Grelaud en a conçu les graphismes. Pour écrire le scénario, je me rappelle avoir lu bon nombre de romans policiers noirs à la Humphrey Bogart.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Malgré une architecture bancale 8/16/32 bits, le QL possédait une technologie assez révolutionnaire pour l'époque, du moins sur le papier, le microdrive. Ressemblant étrangement à une cartouche de jeu, le support était en fait constitué d'une bande magnétique de 5m de long et 1,9mm de largeur qui tournait en boucle à une vitesse de 76cm/s (8s était nécessaire pour lire toute la bande), permettant ainsi un accès continu et rapide aux données. Révolutionnaire ?! pas tant que çà car le système souffrait de problème de fiabilité et resta anecdotique. Si problématique qu' une version 2 du QL avec un lecteur de disquette 3.5'' fut un temps envisagée... avant que Sinclair ne sombre définitivement.
Grâce à cette technologie, B. Gourier y voit moyen de répondre à ce besoin de liberté insufflé par des changements de lieux fréquents que son jeu nécessite.
Le microdrive du QL [un support de stockage novateur] avait la particularité d’apporter des chargements très rapides, ce qui me paraissait essentiel pour ce programme dans lequel je souhaitais communiquer une sensation de liberté.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Si cette première version garde la trame principale de l'aventure, le manoir, les lieux, les personnages, la version est bien loin du jeu qu'on connaitra sur Atari ST et Amiga notamment à cause des piètres performances du QL, les sons sont pauvres à pleurer, chaque lieu se dessine à l'écran (merci le microdrive!), rendant l'aventure terriblement lente, à la limite du soporifique.
Pour l'apparence physique de son détective, l'image sur QL renvoie inévitablement vers son créateur, mais l'inspiration derrière est quand même un peu plus recherchée...
Un peu Sherlock Holmes, un peu Rouletabille, un peu Humphrey bogart, un peu de rêve...
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Le jeu est édité en 1986 par Pyramide et est signé par leurs auteurs sous le nom de Kyilkhor Creation.
Malheureusement pour eux aussi, les ventes sont décevantes, peu d’exemplaires du jeu trouvent acquéreur si bien qu’aujourd’hui la version Sinclair QL du « Manoir de Mortevielle » en français est juste introuvable. Aucun dump de la rom n’existe. Peut-être le jeu est perdu à tout jamais ! Il est néanmoins possible d’acquérir une version anglaise d’où est issue la vidéo que j’ai faite avec l’émulateur QL via le site anglais RWAP. J'ai néanmoins contacté son auteur qui a l'accord de Daniel Purlich pour vendre ces versions et est en contact avec ce dernier, et malheureusement la version française n'est plus en sa possession.
Début 1986, Amstrad rachète la société Sinclair et abandonne le QL. Emportant dans son sillage, Direco qui fait faillite en février 1986. De son côté Pyramide essaye de survivre en continuant à développer des jeux mais cette fois sur Atari ST. La société disparaitra définitivement en 1988, ses derniers jeux sur ST seront « Chimera » et « Quest ».
En ce début 1987, le marché informatique est en plein bouleversement. Les nouveaux 16 bits sont sortis et le choc avec la cinquième génération, les 8 bits, est immense. En tête l’ Atari 520 ST voit ses ventes exploser, conséquence d’une politique de prix agressive impulsée par son big boss Jack Tramiel. Son objectif est d'écraser la concurrence, et la concurrence c’est... Commodore et son nouvel Amiga. Il faut dire que le bonhomme est un brin rancunier. Après avoir été mis à la porte de Commodore, qu'il avait fondé, il rachète Atari. Les plans de l’Amiga lui filent sous le nez pour partir chez Commodore, il intente alors un procès à Commodre et Amiga pour entente illicite. Ainsi le prix du 520 STF est divisé par deux entre décembre 1985 et décembre 1987, passant de 5990 Frs (soit 1 679 euros inflation comprise) à 2990 Frs (838 euros). L’ Amiga lui reste encore une machine assez élitiste, plus professionnelle, il se fait même appeler la « Rolls Royce » des ordinateurs, c'est vrai qu'il faut quand même compter 4690 Frs (1209 euros) en mars 1988 pour un A500.
Côté éditeur, après les succès de "Meurtre à grande vitesse" et "Meurtres sur l'Atlantique", Cobra Soft et son mentor Bertrand Brocard travaillent activement à une nouvelle enquête... "Meurtres en Série" que l'on annonce captivante et une boite pleine d'indices réels... un futur succès. Ere Informatique lance un nouveau jeu d'aventure Sram, parce que Mars à l'envers dixit Emmanuel Viau, son boss, un jeu dont il ne croit pas trop d'ailleurs... pourtant là aussi un succès. Quand à Infogrames et Bruno Bonnell, appelé dans le milieu Monsieur 100 000 volts, rachat d'entreprise à gogo dont Cobrasoft en 1986 et en préparation une conversion de bande dessinée, plus précisèment de François Bourgeon... "Les passagers du Vent", là aussi gros succès et un filon sur lequel la société se positionnera pendant plusieurs années avec des adaptations B.D comme "Bob Morane", "Tintin", "Bob Morane", "Lucky Luke", "Les Schtroumpfs"...
Mais revenons à notre histoire, Béatrice et Jean-Luc Langlois font donc la connaissance de Bruno Gourier grâce à l'éditeur Pyramide, mais aussi de Daniel Macré, créateur de Vroom, mais çà c'est une autre histoire que je vous raconterai.
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J'avais une société avec ma soeur qui s'appelait BJL. Langlois et on avait fait un premier jeu en fil de fer qui s'appelait « Wanderer » pour l'éditeur Pyramide. C'est là qu'on a rencontré Bruno Gourier.
Jean-Luc Langlois, co-fondateur de Lankhor
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Nous avons été mis en contact avec d’autres développeurs qui travaillaient avec l’éditeur Pyramide, et avaient signé l’impressionnant jeu en relief Wanderer, également publié à l’origine sur le QL.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Très vite le courant passe entre les trois ex-pyramide, avec les connaissances acquises par les Langlois sur la conversion ST de Wanderer et l'envie de Gourier de convertir son jeu sur le support qu'il mérite, la version ST du "Manoir de Mortevielle" est mise en chantier.
Le scénario est repris mais amélioré. Le manoir loge les membres d'une même famille : Guy, le fils et Eva sa brue (sa belle-fille en fait); des cousins : Ida, Bob et Luc. Léo son mari et Pat son beau-fils... et n'oublions pas Max, le domestique. Chacun semble caché un secret et il faudra parfois un peu forcer la main pour avoir des réponses, mais l'insistance pourra boutir à un blocage de votre interlocuteur avec une réponse séche "Vous êtes trop curieux".
Comme il était coutume à l'époque pour les jeux d'aventure la résolution de l'énigme ne se fait pas en une seule partie mais sur plusieurs. Suivant les heures, chaque lieu évolue, ses occupants, mais aussi les indices qu'il recèle. Ainsi un tiroir vide peut révéler quelques heures plus tard un couteau ! Un principe qui n'est pas sans rappeler la série des jeux "Meurtres" de Cobra Soft. Toute la difficulté du jeu repose donc sur la résolution de l'enquête et pour cela de se trouver au bon endroit au bon moment. Résoudre l'énigme consistait le plus souvent à devoir dresser une liste des évènements par heure, ce qui avait tendance à rebuter bon nombre de joueurs. Au milieu des années 90, ce système a été abandonné au profit d'un nouveau système d'une action à trouver pour débloquer la suite de l'aventure. Un système bien plus simple qui a eut comme effet pervers de simplifier fortement les jeux d'aventure.
En comparaison avec les jeux de cette époque, le Manoir dispose d'une convivialité incomparable, il fut même un des premiers jeux utilisant uniquement la souris grâce à un menu déroulant comportant des actions de base. Un bond en avant incroyable face aux jeux textuels - héritage du 8 bits - qui obligeaient les joueurs à saisir au clavier chaque action. A cette époque les grands jeux d'aventure de l'autre côté de l'Atlantique comme pour Sierra ont des scénarios originaux mais des graphismes assez basiques, et sous exploitant les 16 bits, et les jeux textuels d' Infocom avec quelques rares graphismes mais souvent superbes, mais relayés au second plan face à une interface textuel assez lourde et uniquement en anglais.
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C’est la logique des logiciels utilitaires comme Deluxe Paint que l’on adoptait alors, ce qui nous paraissait plutôt efficaces.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
La partie dialogue est un grand pas en avant. Quand vous accostez une personne son visage apparait en gros plan et une série de questions vous est proposée. Suivant votre progression de nouvelles questions apparaissent comme "le mur du silence", "les étranges cadeaux de Julia" avant sa mort ou la "fille de la photo" ... mais qui est cette Marielle ou Mireille dont parle Eva ? Après quelques investigations en bonne et due forme, vous découvrirez que Léo a une passion pour... les courses hippiques, que Guy ne s'entend pas très bien avec Léo. Quant à la fille de la photo c'est ... Chuttt ! Au fait tout le monde dit que Julia est morte d'une embolie pulmonaire sauf son fils Guy qui parle d'une morte aussi soudaine qu'inattendue, en ajoutant que son état semblait s'améliorer.
Pour la programmation Gourier repart du code original de la version QL pour l'adapter aux spécificités du ST. Cela a pris entre 4 et 6 mois bien qu'il ait eu d'autres activités à côté, car souvent on avait de multiples casquettes dans ces petites sociétés. A côté de cela pratiquement tout est revu : graphismes, sons, déplacement...
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Nous sommes partis du code original en Pascal pour bâtir les fondations du jeu sur ST. Les graphismes ont été entièrement retravaillés par Maria Dolores ou par Dominique Sablons pour certaines versions ultérieures, notamment Amiga.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Par manque de temps et sans doute nécessité budgétaire, la version ST est développée en premier. Les graphismes sont confiés cette fois à Maria-Dolores Sanchez qui utilise judicieusement les 16 couleurs du ST pour insufler aux lieux cette ambiance lourde et froide par l'utilisation de teintes pâles à dominante bleu pour certaine pièce et plus chaleureuse avec des marrons et rouge pour le salon, la cuisine ou le bureau.
Bruno Gourier parle de cette période :
Le travail se faisait en petite équipe de « fondus » avec quelques éléments extérieurs au début (les graphistes).
Ensuite, nous avons embauché un graphiste à demeure. On éditait nous-même, car on n’avait aucune confiance dans les éditeurs pour le versement des royalties.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Pour ce qui est des versions Amiga, PC elles sortent en 1988, il y aurait même une incroyable version Amstrad CPC avec synthèse vocales, impressionnant quand on connait les capacités de la machine, il est décidé de faire appel à un graphiste externe et c'est Dominique Sablons qui s'y collent. Artiste hors pair, le graphiste de renom sur ST/Amiga, avec "Manoir de Mortevielle" l'artistique n'en est pourtant qu'à son début de carrière dans le jeux vidéo et quelle carrière !
En cette année 1988, Lankhor est une toute petite structure, on ne compte que cinq salariés permanents : Béatrice et Jean-Luc Langlois, Bruno Gourier, ainsi que Christian Droin et Dominique Sablons qui rejoignent l’équipe. B. Gourier s’occupe non seulement de la programmation sur Atari ST mais aussi des relations extérieures avec la presse, les distributeurs... Dominique Sablons est directeur artistique.
Après dix ans chez Larousse puis illustrateur chez Galimard, Dominique Sablons s’intéresse depuis quelques temps aux images de synthèses et à l’informatique. Il publie d’ailleurs quelques articles et graphismes sur C64 dans Commodore Magazine (N°6 à 9) puis dans ST Magazine (n°9-10). Ces articles sont tous centrés sur les méthodes de dessins sur micro mais aussi quelques tests de logiciel comme AEGIS Animator sur Atari ST (ST Magazine n°9 avril 1987).
Christian Droin et Dominique Sablons se connaissaient avant, ils avaient travaillé avec Paul Cuisset et Patrick Guillemet (auteur du jeu Phoenix pour Ere Informatique) sur un RPG "Legends" sur Atari ST qui ne vit jamais le jour, notamment parce que Paul Cuisset fut appelé sous les drapeaux pendant le développement.
Ainsi les graphismes de cette version Amiga sont réactualisés sous Deluxe Paint II, des petits changements pas uniquement sur les couleurs mais aussi de perspective, des images plus détaillées, rien de révolutionnaire mais des retouches appréciables pour être soulignées.
La page d’accueil change, pour cela le graphiste s’inspire des films policiers américain des années 50 en digitalisant et retouchant une photo d’ Humphrey Bogart, sans doute issue du film Casablanca (1942).
Mais si le "Manoir de Mortevielle" a aussi autant marqué les joueurs, c'est grâce à une petite révolution à l'époque... la synthèse vocale. Un plus indéniable face à la concurrence... les personnages parlaient réellement. Bluffant, stupéfiant pour ceux qui avait l'habitude des ordinateurs 8 bits et leur petit bip bip. Pour le Manoir il ne s'agit pas de sample audio qui aurait pris bien trop de place mais d'un vrai programme inédit qui reconstruit la parole sur le haut-parleur de l'ordinateur. (on se souviendra d'une fonction similaire sous le GEM du ST, un programme Speech mais avec des intonalités anglaises). Il faut savoir que Jean-Luc Langlois était aussi un très bon musicien. Lui et sa soeur Béatrice sont à l'origine de la plupart des musiques et bruitages des jeux Lankhor. La musique d'introduction n'est d'ailleurs pas une reprise mais bien une composition originale. Alors comment cela fonctionne t-il ? Bruno Gourier nous donne quelques explications sur la technique :
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Une bibliothèque de phonèmes - des syllabes de base choisies par Béatrice - a été numérisé par Jean-Luc via un micro et une carte du style ST Replay. Une routine fonctionnant en interruption, c'est-à-dire sans stopper le déroulement du programme, jouera les syllabes sans matériel supplémentaire.
A la restitution un mot va être constitué de plusieurs phonèmes, enchainés les uns aux autres, expliquant la prononciation un rien taillée à la serpette, cet accent germanique. La définition d'une phrase squattera simplement la place mémoire nécessaire aux numéros des sons à appeler.
L'effet hachoir mécanique est atténué par des « interphonèmes » et un algorithme chargé de fluidifier la courbe sonore aux intersections. Le choix des phonèmes est prédominant en fonction de la langue utilisée.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
A la sortie du jeu en 1987, la société Lankhor n'existait pas encore, le jeu porte donc les signatures des deux sociétés : B&JL et Kyilkhor Creation. La version ST est le succès que l'on connait, critique et public. Sur cette version Gourier semble satisfait d'avoir pu avoir le jeu qu'il voulait.
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Passer sur Atari ST nous a permis d’enrichir le jeu. Jean-Luc Langlois a toujours été un technicien averti et mettait au point ses propres technologies, dont un impressionnant système de synthèses vocale pour micro-ordinateur. Nous avons pensé que cela apporterait un plus à l’ambiance.
Le manoir de Mortevielle doit au moins 50% de son succès à Jean-Luc et Béatrice Langlois. C’était vraiment du jamais vu dans un jeu d’aventure à l’époque.
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Un mois après sa sortie, trois mille exemplaires avaient été vendus en France, Allemagne et Grande-Bretagne, distribués au départ par 16/32 Diffusion, Lankhor décide rapidement d'éditer eux même leur production ainsi que des petits jeux d'indépendant, essentiellement des jeux d'aventure sur Amstrad CPC.
Le jeu reçoit de nombreuses récompenses dont le Tilt d’Or de décembre 1987, à la cérémonie c’est Béatrice Langlois et Maria-Dolorès Sanchez qui reçoivent le trophée.
...et le Joystick d'Or de 1989 dont le trophée tronait encore récemment chez Jean-Luc Langlois avant d'être récemment vendu aux enchères sur ebay.
Le succès est tel qu’un reportage sur la société sera fait pour le journal de TF1. Le tournage se passe à Millemont, rue de la gare siège de B&JL Langlois, un jeudi 1 octobre 1987. Malheureusement pour le moment la vidéo du reportage de TF1 demeure encore introuvable mais quelques photos tirés des archives du CNJV Fond Jean-Luc Langlois ont pu être exhumées:
C'est donc après la sortie de la version ST du "Manoir de Mortvielle" que la société Lankhor prend officiellement forme, c'est à dire le 6 janvier 1988. Né de la fusion des deux entités B&JL «LAN» glois et Kyl «KHOR» Création.
Bruno Gourier garde néanmoins un souvenir un peu amère de cette époque où les développeurs ne comptaient pas leurs heures.
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Pendant la réalisation, on couchait au pied des ordinateurs pour ne pas perdre de temps car on avait besoin d’argent et ce n’était pas sympathique du tout !!! On n’avait jamais d’argent ! ... Au bout d’un moment, ça ne faisait rêver que les gens extérieurs !!!
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Par la suite Lankhor éditera de nombreux jeux avec autant de succès : "Maupiti Island", la suite du Manoir mais aussi des éducatifs, des jeux de voiture dont le célèbres "Vroom" de Daniel Macrré et de nombreux jeux d'aventure d'indépendants sur Amstrad CPC. Malheureusement la situation financière de la société se détériora suite à l'échec cuisant de "Black Sect" causant l'annulation du troisième épisodes des aventures de Jérôme Lange qui se déroulait au Japon et nommé "Sukiya" (salon de thé). La société ferma défintivement ses portes en 2002.
Le mot de la fin pour Bruno Gourier :
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Au lieu de se disperser, nous aurions mieux fait de continuer sur les softs d’aventures et d’insister sur les softs éducatifs. Peut-être serait-on encore ensemble et la boite fonctionnerait peut-être encore...
Mais avec des peut-être, on refait le monde...
Bruno Gourier, Auteur et programmeur du Manoir de Mortevielle
Le Manoir de Mortevielle restera dans les mémoires de nombreux joueurs grâce à son ambiance, sa synthèse vocale et aussi le brin de nostalgie qui nous envahit quand on entend les premières phrases du monologue de Jérôme Lange. Tout ce capital sympathie des joueurs joue en sa faveur même si le jeu n'utilise pas pleinement les capacités du ST et de l'Amiga. Reste qu'avec le temps le Manoir est rentré au panthéon des jeux cultes.